Victor HUGO – La Légende des Siècles
LE SACRE DE LA FEMME
[…]
VII
Cependant la tendresse inexprimable et douce
De l’astre, du vallon, du lac, du brin de mousse,
Tressaillait plus profonde à chaque instant autour
D’Ève, que saluait du haut des cieux le jour ;
Le regard qui sortait des choses et des êtres,
Des flots bénis, des bois sacrés, des arbres prêtres,
Se fixait, plus pensif de moment en moment,
Sur cette femme au front vénérable et charmant ;
Un long rayon d’amour lui venait des abîmes,
De l’ombre, de l’azur, des profondeurs, des cimes,
De la fleur, de l’oiseau chantant, du roc muet.
Et, pâle, Ève sentit que son flanc remuait.
Péguy
Porche du mystère de la deuxième vertu (Hymne à la nuit)
Ô nuit, ma plus belle invention, ma création auguste entre toutes.
Ma plus belle créature. Créature de la plus grande Espérance.
Qui donnes le plus de matière à l’Espérance.
Qui es l’instrument, qui es la matière même et la résidence de l’Espérance.
Et aussi, (et ainsi), au fond créature de la plus grande Charité.
Car c’est toi qui berces toute la Création Dans un Sommeil réparateur.
Comme on couche un enfant dans son petit lit,
Comme sa mère le couche et comme sa mère le borde
Et l’embrasse (Elle n’a pas peur de le réveiller.
Il dort tellement bien.)
Comme sa mère le borde et rit et le baise au front
En s’amusant.
Et lui aussi rit, lui rit en réponse en dormant.
Ainsi, ô nuit, mère aux yeux noirs, mère universelle,
Non plus seulement mère des enfants (c’est si facile)
Mais mère des hommes mêmes et des femmes, ce qui Si difficile,
C’est toi, nuit, qui couches et fais coucher toute la Création
Dans un lit de quelques heures.
(En attendant.) Dans un lit de quelques heures
image, faible image, et promesse et avant réalisation du lit
de toutes les heures.
Réalisation anticipée. Promesse tenue d’avance
En attendant le lit de toutes les heures.
Où moi, le Père, je coucherai ma création.
Ô Nuit tu es la nuit. Et tous ces jours ensemble
Ne sont jamais le jour, ils ne sont jamais que des jours.
Semés. Ces jours ne sont jamais que des clartés.
Douteuses, et toi, la nuit, tu es ma grande lumière sombre.
Je m’applaudis d’avoir fait la nuit. Les jours sont des îlots
et des îles
qui percent et qui crèvent la mer.
Mais il faut bien qu’ils reposent dans la mer profonde.
Ils sont bien forcés.
Ainsi vous autres jours vous êtes bien forcés.
Il faut bien que vous reposiez dans la profonde nuit.
Et toi nuit tu es la mer profonde
Où naviguait saint Paul, non plus ce petit lac de Tibériade.
Tous ces jours ne sont jamais que des membres
Démembrés. Ce sont les jours qui émergent, mais il faut
Bien qu’ils soient assis dans la pleine eau.
Dans la nuit pleine. Nuit ma plus belle invention c’est toi
Qui calmes, c’est toi qui apaises, c’est toi qui fais reposer
Les membres endoloris
Tout démanchés du travail du jour.
C’est toi qui calmes, c’est toi qui apaises, c’est toi qui fais
Reposer
Les cœurs endoloris
Les corps meurtris, les membres meurtris du labeur, les
Cœurs meurtris du labeur
Et de la peine et du souci quotidien.
Ô nuit, ô ma fille la Nuit, la plus religieuse de mes filles
La plus pieuse.
De mes filles, de mes créatures la plus dans mes mains, la
plus abandonnée.
Tu me glorifies dans le Sommeil encore plus que ton Frère
le Jour ne me glorifie dans le Travail.
Car l’homme dans le travail ne me glorifie que par son travail.
Et dans le sommeil c’est moi qui me glorifie moi-même
par l’abandonnement de l’homme.
Et c’est plus sûr, je sais mieux m’y prendre.
Nuit tu es pour l’homme une nourriture plus nourrissante
que le pain et le vin.
Car celui qui mange et boit, s’il ne dort pas, sa nourriture
ne lui profite pas.
Et lui aigrit, et lui tourne sur le cœur.
Mais s’il dort le pain et le vin deviennent sa chair et son
sang.
Pour travailler. Pour prier. Pour dormir.
Nuit tu es la seule qui panses les blessures.
Les cœurs endoloris. Tout démanchés. Tout démembrés.
Ô ma fille aux yeux noirs, la seule de mes filles qui sois,
qui puisses te dire ma complice.
Qui sois complice avec moi, car toi et moi, moi par toi
Ensemble nous faisons tomber l’homme dans le piège de
mes bras.
Et nous le prenons par une surprise.
Mais on le prend comme on peut. Si quelqu’un le sait, c’est
moi.
Nuit tu es une belle invention
De ma sagesse.
Nuit ô ma fille silencieuse
Au puits de Rébecca, au puits de la Samaritaine
C’est toi qui puises l’eau la plus profonde
Dans le puits le plus profond
Ô nuit qui berces toutes les créatures
Dans un sommeil réparateur.
Ô nuit qui laves toutes les blessures
Dans la seule eau fraîche et dans la seule eau profonde
Au puits de Rébecca tirée du puits le plus profond.
Amie des enfants, amie et sœur de la jeune Espérance
Ô nuit qui panses toutes les blessures
Au puits de la Samaritaine toi qui tires du puits le plus
profond.
La prière la plus profonde.
Ô nuit, ô ma fille la Nuit, toi qui sais te taire, ô ma fille au
beau manteau.
Toi qui verses le repos et l’oubli. Toi qui verses le baume,
et le silence, et l’ombre
Ô ma nuit étoilée je t’ai créée la première.
Toi qui endors, toi qui ensevelis déjà dans une Ombre
éternelle
Toutes mes créatures
Les plus inquiètes, le cheval fougueux, la fourmi laborieuse,
Et l’homme ce monstre d’inquiétude.
Nuit qui réussis à endormir l’homme
Ce puits d’inquiétude.
À lui seul plus inquiet que toute la création ensemble.
L’homme, ce puits d’inquiétude.
Comme tu endors l’eau du puits.
Ô ma nuit à la grande robe
Qui prends les enfants et la jeune Espérance
Mais les hommes ne se laissent pas faire.
Ô ma belle nuit je t’ai créée la première.
Et presque avant la première
Silencieuse aux longs voiles
Toi par qui descend sur terre un avant-goût
Toi qui répands de tes mains, toi qui verses sur terre
Une première paix
Avant-coureur de la paix éternelle.
Un premier repos
Avant-coureur du repos éternel.
Un premier baume, si frais, une première béatitude
Avant-coureur de la béatitude éternelle.
Toi qui apaises, toi qui embaumes, toi qui consoles.
Toi qui bandes les blessures et les membres meurtris.
Toi qui endors les cœurs, toi qui endors les corps
Les cœurs endoloris, les corps endoloris,
Courbaturés,
Les membres rompus, les reins brisés de fatigue, de soucis, des inquiétudes
Mortelles,
Des peines, toi qui verses le baume aux gorges déchirées d’amertume
Si frais
Ô ma fille au grand cœur je t’ai créée la première
Presque avant la première, ma fille au sein immense
Et je savais bien ce que je faisais.
Toi qui couches l’enfant au bras de sa mère
L’enfant tout éclairé d’une ombre de sommeil
Tout riant en dedans, tout riant secret d’une confiance en
sa mère.
Et en moi,
Tout riant secret d’un pli des lèvres sérieux
Toi qui couches l’enfant tout en dedans gonflé, débordant
d’innocence
et de confiance
au bras de sa mère.
Toi qui couchais ll’enfant Jésus tous les soirs
Au bras de la Très Sainte et de l’Immaculée.
Toi qui es la sœur tourière de l’espérance.
Ô ma fille entre toutes première.
Toi qui réussis même,
Toi qui réussis quelquefois
Toi qui couches l’homme au bras de ma Providence
Maternelle
Ô ma fille étincelante et sombre je te salue
Toi qui répares, toi qui nourris, toi qui reposes
Ô silence de l’ombre
Un tel silence régnait avant la création de l’inquiétude.
Un tel silence régnera, mais un silence de lumière
Quand toute cette inquiétude sera consommée,
Quand toute cette inquiétude sera épuisée.
Quand ils auront tiré toute l’eau du puits.
Après la consommation, après l’épuisement de toute cette
inquiétude
d’homme.
Ainsi ma fille tu es ancienne et tu es en retard
Car dans ce règne d’inquiétude tu rappelles, tu commé-
Mores, tu rétablis presque,
Tu fais presque recommencer la Quiétude antérieure
Quand mon esprit planait sur les eaux.
Mais aussi ma fille étoilée, ma fille au manteau sombre, tu
es très en avance, tu es très précoce.
Car tu annonces, car tu représentes, car tu fais presque
commencer d’avance tous les soirs
Ma grande Quiétude de lumière
Eternelle.
Nuit tu es sainte, Nuigt tu es grande, Nuit tu es belle.
Nuit au grand manteau.
Nuit je t’aime et je te salue et je te glorifie et tu es ma
grande fille
Ô belle nuit, nuit au grand manteau, ma fille au manteau étoilé
Tu me rappelles, à moi-même tu me rappelles ce grand
silence qu’il y avait
avant que j’eusse ouvert les écluses d’ingratitude.
Et tu m’annonces à moi-même, à moi-même tu m’annonces ce grand
silence qu’il y aura
quand je les aurai fermées.
Ô douce, ô grande, ô sainte, ô belle nuit, peut-être la plus
sainte de mes filles, nuit à la grande robe, à la robe étoilée
Tu me rappelles ce grand silence qu’il y avait dans le monde
Avant le commencement du règne de l’homme.
Tu me rappelles ce grand silence qu’il y aura
Après la fin du règne de l’homme, quand j’aurai repris mon
sceptre.
Et j’y pense quelquefois d’avance, car cet homme fait vraiment beaucoup de bruit.
Mais surtout, Nuit, tu me rappelles cette nuit.
Et je me la rappellerai éternellement.
La neuvième heure avait sonné. C’était dans le pays de
mon peuple d’Israël.
Tout était consommé. Cette énorme aventure.
Depuis la siixième heure il y avait eu des ténèbres sur tout
le pays, jusqu’à la neuvième heure.
Tout était consommé. Ne parlons plus de cela. Ça me fait
mal.
Cette incroyable descente de mon fils parmi les hommes.
Chez les hommes.
Pour ce qu’ils en ont fait.
Ces trente ans qu’il fut charpentier chez les hommes.
Ces trois ans qu’il fut une sorte de prédicateur chez
les hommes.
Un prêtre.
Ces trois jours où il fut un mort chez les hommes.
Parmi les hommes morts.
Ces siècles et ces siècles où il est une hostie chez les
hommes.
Tout était consommé. Cette incroyable aventure
Par laquelle, moi, Dieu, j’ai les bras liés pour mon éternité.
Cette aventure par laquelle mon Fils m’a lié les bras.
Pour éternellement liant les bras de ma justice, pour éter-
nellement déliant les bras de ma miséricorde.
Et contre ma justice inventant une justice même.
Une justice d’amour. Une justice d’Espérance. Tout était
consommé.
Ce qu’il fallait. Comme il avait fallu. Comme mes prophètes
l’avaient annoncé. Le voile du temple s’était déchiré en
deux, depuis le haut jusqu’en bas.
La terre avait tremblé ; des rochers s’étaient fendus.
Des sépulcres s’étaient ouverts, et plusieurs corps des saints
Qui étaient morts étaient ressuscités.
Et environ la neuvième heure mon Fils avait poussé
Le cri qui ne s’effacera point. Tout était consommé. Les
soldats s’en étaient retournés dans leurs casernes.
Riant et plaisantant parce que c’était un service de fini.
Un tour de garde qu’ils ne prendraient plus.
Seul un centenier demeurait, et quelques hommes.
Un tout petit poste pour garder ce gibet sans importance.
La potence où mon fils pendait,
Seules quelques femmes étaient demeurées.
La Mère était là.
Et peut-être aussi quelques disciples, et encore on n’en est
pas bien sûr.
Or tout homme a le droit d’ensevelir son fils.
Tout homme sur terre, s’il a ce grand malheur
De ne pas être mort avant son fils.
Et moi seul, moi Dieu,
Les bras liés par cette aventure,
Moi seul à cette minute père après tant de pères,
Moi seul je ne pouvais pas ensevelir mon fils.
C’est alors, ô Nuit, que tu vins.
Ô ma fille chère entre toutes et je le vois encore et je verrai
cela dans mon éternité
c’est alors ô Nuit que tu vins et dans un grand linceul tu
ensevelis
Le centenier et ses hommes romains,
La Vierge et les saintes femmes,
Et cette montagne et cette vallée, sur qui le soir descendait,
Et mon peuple d’Israël et les pécheurs et ensemble celui
qui mourait, qui était mort pour eux
Et les hommes de Joseph d’Arimathée qui déjà s’approchaient
Portant le linceul blanc.
références bibliques ou liturgiques :
exultet (consécration du cierge pascal pendant la Veillée pascale) : psaume CXXXIX verset 12
Genèse I, 2
Apocalypse XII
Matthieu XXVII, 46 ; Marc XV, 34 ; Luc XXIII, 44
Sylvie Germain, Céphalophores, 1997 (Gallimard, L’un et l’autre)
Les sauterelles et le miel de Jean-Baptiste
[…] Les sauterelles, insectes fléau, bestioles pullulantes et calamiteuses à l’image des péchés commis à l’envi par les impies, les infidèles, les renégats ; insectes jetés en nuées sifflantes à l’assaut des hommes pour leur infliger un châtiment moral et spirituel. Ainsi ces terrifiantes sauterelles guerrières qui s’abattent en hordes sur la terre après la sonnerie de trompette du cinquième Ange de l’Apocalypse, Jean le Baptiste consomma en grand nombre ces insectes, — longue et amère manducation qui brûla ses entrailles de désolation, son cœur de courroux et sa bouche d’imprécations à l’encontre des pécheurs, des endurcis dans la faute, des hypocrites et imposteurs en matière de foi. « Engeance de vipères ! » criait-il à tous ceux-là qu’il rencontrait, et démasquait. Il connaissait du dedans de sa chair le goût infâme de leurs vices, le fiel de leurs mensonges, le venin de leur méchanceté. Il parlait en grave et intime connaissance de cause, tout en demeurant intouché par le mal, tenacement rebelle à ses perfides séductions. Et contre Hérode et Hérodiade sa colère s’enflamma sans répit, — les sauterelles de la malédiction faisaient crisser leur dégoût avec violence dans la chair du prophète à la seule pensée de ces deux êtres impurs, et donnaient à sa voix des inflexions terribles. Mais il mangeait aussi du miel, lequel emplissait sa chair de lumière, son cœur d’allégresse, et sa voix de douceur. D’un autre insecte donc il puisait force et nourriture : les abeilles, braises volantes, manne de pure lumière et d’intense saveur dont le bourdonnement est chant de vie, de sève, louange du jour. Paroles de feu clair dont la brûlure est éveil, éblouissement. Jean le Baptiste goûta en abondance de ce miel secrété au désert et qui avait des sables les reflets d’or et d’ambre, et aussi la très fine et subtile sapidité déposée en eux par le vent, l’ombre bleutée des nuages et des oiseaux, les éclats d’étoiles, les pas des hommes et des bêtes. Il se livra à une longue et attentive gustation de ce nectar inspirant, s’en imprégna la chair, le sang, la bouche, s’en féconda l’esprit. Le miel du désert l’illumina de haute sagesse et d’immense patience : il se sut point de tangence, — de rupture et d’envol, entre une ère accomplie et une ère nouvelle. Il se sut messager d’une nouvelle extraordinaire, annonciateur d’une impensable merveille, et il se fit témoin avant-coureur de cette inouïe merveille. Pour le Christ son amour s’embrasa, le miel de la bénédiction donnait à sa voix de puissantes inflexions et faisait luire et chanter son âme. […]
Jean-Pierre Lemaire – Résurrection
Il est venu me voir la première, c’est vrai
— son plus grand cadeau, mon souvenir secret.
Depuis longtemps sa vie, sa terrible vie
ne m’appartenait plus. On avait consenti
à me rendre son corps, pour le rendre à la terre.
A qui importait la couleur de mon silence
entre attente et désespoir ? Combat dans les ruines
où il fallait encore ne pas dire non
ne pas confier au mauvais serviteur
les clés de la maison. J’ai gardé ouverte
la porte du fond. Du jardin nocturne
venait une odeur de fenouil et de menthe
que je confondais avec les aromates
pour sa sépulture, et peut-être avec
la myrrhe et l’encens, lointains présents des Mages.
Je finissais ainsi par m’endormir
vers le matin, en mélangeant les jours.
Il faisait déjà clair quand il est entré.
Grains du Rosaire
in Le Pays derrière les larmes (Poésie/Gallimard)
A télécharger Francis Jammes
prière pour aller au Paradis avec les ânes