Nietzsche l’avait affirmé à la fin du XIXème siècle : « Dieu est mort ! » Faire-part de décès, glaçant et provocant. Sous sa plume, ce n’est pas un triomphe, mais une véritable catastrophe, angoissante : « Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. – Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? »
Ce que Nietzsche proclame ainsi avec fracas, c’est la volonté de couper tout lien avec la Transcendance pour inaugurer une nouvelle religion, en quelque sorte : celle de l’Homme. Problème : couper le lien avec la Transcendance divine, c’est aussi couper le lien avec la Transcendance de l’Homme. Ça marche tant que l’Humanité peut croire en elle-même… Mais les deux Guerres Mondiales, l’Holocauste, Hiroshima, et consorts, toute l’accumulation d’horreurs sans nom lors du XXème siècle a sérieusement écorné notre confiance en nous-mêmes, en notre bonté, notre lumière, notre humanisme. Faites un micro-trottoir et demandez aux gens ce qu’ils pensent de l’Humanité, quasi tous feront la grimace. De la même manière que tant d’Hommes n’ont plus voulu croire en Dieu, les Hommes en sont venus à ne plus croire… en eux-mêmes.
C’est le monde dans lequel nous vivons. Et c’est ce qui explique, selon moi, la lente descente vers la médiocrité et la laideur dont faisons l’expérience. Nous nous coupons de la Source. La Création ? Défigurée, enlaidie, polluée. L’idéologie ? Celle du fric. L’architecture ? Fonctionnelle et hideuse. La musique moderne ? Rendue insignifiante, pauvre, rachitique. Les couleurs et l’ornement ont disparu de la vie courante, des habits, des voitures, des productions culturelles. Etc. Faites vous-mêmes la liste.
Maintenant, rentrons dans une Eglise. Tout de suite, on est recentré vers le lien qui redonne la couleur à la vie, sa plénitude, son ouverture. Vers Dieu, tout simplement. Les Chrétiens n’ont pas oublié la Transcendance fondamentale de l’Homme en Dieu. Et c’est ce que nous réaffirmons, jour après jour, dans notre Foi, nos œuvres, nos célébrations. Nous ne nous résignons pas à nous-mêmes, pauvres humains, pris en tenaille entre l’orgueil et la honte. Nous ne nous voyons pas comme un aléa, un assemblage d’atomes plus ou moins stables, voué à la jouissance et à la consommation – consumation, devrait-on dire. Nous vivons la merveille qu’est l’être humain.
Les Fraternités mises en place dans notre Paroisse, et dont la première réunion a eu lieu mardi soir, nous rappellent à l’attention à l’autre, à l’émerveillement devant la complexité humaine. Et nous invite à travers chacun, à reconnaître le visage lumineux de la Transcendance divine, qui nous relie tous.
Arrivé à un âge que l’on peut qualifier de respectable, je m’intéresse désormais davantage à tout ce qui a trait à cet âge. Récemment, je suis tombé sur l’expression magnifique d’une carmélite définissant la vieillesse comme un « noviciat du Ciel » !
Dans toutes les traditions religieuses de l’Occident comme de l’Orient, y compris non chrétiennes, le noviciat est une période d’initiation et de probation (mise à l’épreuve) à une vie religieuse stable. Et c’est, comme toujours, l’étymologie du mot qui m’a permis de mieux comprendre et d’approfondir ce qu’a merveilleusement voulu dire notre carmélite ! Ce mot novice (ou noviciat) vient du latin « novus » qui veut dire nouveau. Et, de fait, le novice, au travers de sa formation, devient un homme nouveau. Même si tout baptisé est déjà un homme nouveau selon Saint Paul (Col 3,10) « Vous avez revêtu l’homme nouveau« , le novice, en décidant de suivre le Christ radicalement, devient « nouveau » une nouvelle fois.
L’âge nous transforme. D’homme « augmenté » que nous étions dans notre jeunesse, nous devenons homme diminué, dans notre aujourd’hui ! Les épreuves de la vie nous laminent inexorablement. Autour de nous disparaissent des proches que nous avons tant aimés. Comme une mère, ma mère, qui n’est plus là, mais qui est partout où je suis… Autour de nous des êtres chers souffrent de maladie incurable. Comme une épouse, mon épouse, que l’on a dû placer en Ehpad, le cœur déchiré. Mais elle est tout près de nous, merci Seigneur, nous l’entourons beaucoup et nous l’aimons.
La vieillesse, comme le noviciat, est un temps privilégié pour la prière et le discernement. La prière vécue comme un Carmel intérieur, avec Saint Elie, le père spirituel de l’Ordre carmélitain; l’Ordre sans doute le plus « juif » de l’Église catholique. Vivre la prière comme un trésor à partager, comme un chemin de communion avec Dieu, notre Père Eternel, dans le Christ. Cette prière nourrie de l’expérience se vit comme une aventure intérieure d’intimité avec la Parole de Dieu. C’est une aventure extraordinaire qui nous renouvelle !
J’ai commencé en citant une carmélite anonyme, je finirai donc avec une autre, la plus grande de toutes, et dont je me sens si proche de par mes origines…
« Seul l’amour donne du prix aux choses ! » a écrit Sainte Thérèse d’Avila.
En Août 1926, à peine huit ans après la fin de la première guerre mondiale, 6000 jeunes venus de 33 pays différents se rassemblent près d’Étampes. Parmi eux, 800 Allemands, dont un séminariste de 22 ans, un certain Franz Stock. Tous ces jeunes, véritables pèlerins de la paix, veulent restaurer le dialogue entre les peuples, particulièrement entre Allemands et Français, afin qu’une aussi terrible hécatombe ne se renouvelle pas.
Au cours de ce séjour, Franz Stock tombe amoureux de la France, de sa langue, de sa culture, au point de désirer y poursuivre ses études. Il passera deux années de séminaire à Paris avant d’être ordonné prêtre en Allemagne. Il exerce son premier ministère dans une région minière de la Ruhr. Et déjà, il choisit de s’occuper des plus pauvres et des plus délaissés : les mineurs polonais.
En 1934, alors qu’Adolf Hitler a pris le pouvoir et que le nazisme commence à montrer son vrai visage, Franz Stock est nommé recteur de la paroisse allemande de Paris. Ses paroissiens sont des étudiants, des jeunes filles au pair, quelques familles, des membres de l’ambassade favorables à Hitler, mais aussi des réfugiés politiques ayant fui le régime nazi. Stock crée un foyer pour les jeunes, il s’attache à faire connaître à ses paroissiens la culture française, il organise des excursions. Toutefois, sa situation est inconfortable. Il sait quelle animosité peut lui valoir sa qualité de citoyen allemand. Comme il est en lien aussi bien avec les membres de l’ambassade qu’avec des réfugiés politiques – en particulier des juifs à qui il vient en aide de multiples façons – il se sait surveillé et parfois calomnié. Pourtant, il choisira toujours de soutenir les plus malheureux.
Le 26 Août 1939, ordre lui est donné de quitter la France par le premier train. La guerre est imminente. Le 1er septembre, les troupes allemandes envahissent la Pologne. Le 3 septembre, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne. Moins d’un an plus tard, Franz Stock est de nouveau nommé Recteur à Paris, désormais sous occupation allemande. Mais il veut avant tout être prêtre. Il refuse la haine et conserve intacte l’amitié qui le lie à de nombreux Français. Il a désormais pour paroissiens des militaires de la Wehrmart, des soldats en permission et le personnel de l’ambassade. En plus des messes dominicales, il organise des veillées de prière, des soirées de chant et des conférences dont les sujets tournent autour de l’art, de la poésie, parfois aussi de la liturgie.
Puis il y a l’appel du 18 juin lancé par le général de Gaulle, et les débuts de la résistance.
C’est à ce moment que Franz Stock est nommé aumônier général des prisons : la grande prison de Fresnes où sont enfermés de nombreux détenus français, ainsi que d’autres prisons parisiennes tenues par la Wehrmart. Il aurait pu refuser, il a accepté. Et c’est surtout cette pastorale des prisons qui l’a fait connaître : on l’a surnommé « l’aumônier de l’enfer. » Certes, il reste Allemand, même s’il rejette le nazisme. Mais toujours il choisira de porter sur les hommes, quels que soient leurs actes et leur nationalité, le regard de miséricorde du Christ.
Le tout premier prisonnier qu’il visite est un certain Jacques Bonsergent, condamné à mort pour un acte de résistance dont il n’est même pas responsable. C’est aussi le premier qu’il accompagne sur le lieu de son exécution, et il en est bouleversé. Commence alors pour lui un long chemin de croix.
De ce jour, il fait tout pour rendre l’incarcération moins dure aux prisonniers. Il leur apporte l’eucharistie, mais leur fait aussi passer des livres, des messages de leurs familles, parfois même de la nourriture, un chapelet, une cuillère, une cigarette, des crayons… Il prend de grands risques, bravant la surveillance de la Gestapo, veillant à se montrer extrêmement prudent. Au début, certains prisonniers se méfient de lui. Mais sa jeunesse, sa douceur et son comportement fraternel instaurent très vite avec eux un climat de confiance. Et surtout, la paix dont il rayonne a le don de calmer les angoisses. On a dit de lui qu’il « aidait les détenus à faire de leur incarcération une véritable retraite spirituelle ». Il en baptise même certains en cachette.
À partir de 1941, l’atmosphère s’alourdit dans les prisons, où tous les détenus sont considérés comme otages et susceptibles d’être fusillés. Franz Stock passe souvent la nuit avec les condamnés avant de les accompagner sur le lieu de leur exécution. Il en est douloureusement éprouvé.
Puis, en Août 1944, c’est la libération de Paris. Stock est fait prisonnier par les Américains en même temps que les blessés allemands. Il est envoyé dans un camp proche de Cherbourg. Plus jamais il ne retrouvera le statut d’homme libre.
Commence alors la dernière partie de sa vie.
Pour Franz Stock, la vie dans les camps se prolongera plus de trois ans, dans le froid, la faim, la boue. Pour ces hommes condamnés à l’inactivité, la vie est d’une affligeante monotonie. Une aumônerie des prisonniers s’organise cependant, avec d’autres prêtres et des pasteurs protestants. Et Stock écrit dans son journal : « Au cœur de cette solitude, dans un dialogue avec Dieu, c’est nous-mêmes que nous retrouvons. » Il éprouve toujours un intense sentiment de communion avec ceux qui désespèrent et sont privés de tout.
Or, une question se pose : celle de l’interruption prolongée des études pour les jeunes soldats étudiants en théologie. C’est ainsi que, soutenu par des prêtres français ainsi que par le cardinal Suhard et le représentant du pape, le nonce Roncalli (qui allait devenir le pape Jean XXIII) Franz Stock eut l’idée de créer sur place un séminaire. Après de multiples difficultés, ce séminaire sera finalement créé dans un autre camp, au Coudray-Morancez, à quelques kilomètres de Chartes. Le 17 Août 1945, cent-six séminaristes y sont transférés dans des wagons à charbon. Au bout du compte, plus de neuf-cents prisonniers passeront dans ce qu’on a appelé « le séminaire des barbelés », dont Franz Stock fut le supérieur. Or, sa santé est mauvaise, il souffre de problèmes cardiaques. Sa tâche est presque aussi difficile que celle d’aumônier des prisons qu’il a tenue pendant la guerre. Mais son amour des deux pays, l’Allemagne et la France, font de lui le seul homme qui puisse être accepté sans réticences à la fois par l’autorité militaire française et par les séminaristes allemands. Son ouverture intellectuelle, sa connaissance de la liturgie et sa grande proximité avec ses étudiants, qui entre eux l’appelaient familièrement « papa Stock », y étaient aussi pour beaucoup, ainsi que le climat de prière qu’il faisait régner dans le camp. Un prêtre français témoigne : « Il était là comme partout, pour servir. »
En juin 1947, le séminaire est fermé. Les prisonniers vont bientôt rentrer chez eux. Franz Stock se retrouve seul à Paris, détaché à l’Aumônerie militaire, mais sans fonction précise et dans une grande et soudaine solitude. Les derniers mois de sa vie sont l’histoire d’un dépouillement. Il espère retrouver bientôt sa famille, sa maman âgée. Il leur écrit : « De plus en plus, je comprends que nous sommes dans les mains de Dieu. » Il ajoute cependant : « Après Pâques, j’irai vous revoir. J’aimerais me laisser choyer un peu par ma mère… »
Il n’aura pas cette joie. Pris d’une crise d’étouffement, il est hospitalisé à Cochin. Celui qui avait si souvent accompagné les condamnés à mort meurt seul, le 24 février 1948, sans même avoir reçu le sacrement des malades. Il avait 43 ans.
À la fermeture du séminaire, dans son dernier discours aux étudiants, il a eu ces mots, qui résonnent aujourd’hui avec la même vérité :
« Notre temps est activiste, agité, érotique, il confond le spirituel et le temporel. Notre temps voit le triomphe de la haine (…) ; les catastrophes s’y multiplient, il accumule ruines sur ruines dans les villes comme dans les âmes. (…) C’est un appel à la sainteté que nous jette la Providence par la voix de l’histoire. Il importe de le suivre. »
Ce dimanche 29 septembre aura lieu la Journée Mondiale du Migrant et du Réfugié. Nous prierons tout spécialement ce week-end pour nos frères et sœurs qui ont fui leur pays pour survivre.
16h: Projection du film « Murs de papiers » d’Olivier Cousin au 25 rue Fessart. Ce film a été tourné au 25 rue Fessart dans les locaux de la permanence de RCI-CIMADE.
Le film sera suivie d’un débat pour mieux comprendre les raisons du départ, de l’exil, les difficultés de la vie en France, l’arbitraire des décisions administratives, à travers quelques histoires personnelles.
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